variétés anciennes et circuits courts

pour raviver les "solidarités rurales"

Par Adèle Pautrat

La ferme de Corioule à Assesse, derrière ses champs de blés bios © Adèle Violette

En juin 2023, nous avons profité des premières belles journées d’été pour aller découvrir un projet co-animé par le Réseau Meuse-Rhin-Moselle (RMRM), l’un de nos proches partenaires.

Constitué d’une dizaine de structures associatives membres, le RMRM a vocation à soutenir et connecter, sur un territoire délimité par les trois fleuves qui lui ont donné son nom, les initiatives favorisant la sauvegarde des variétés anciennes et des pratiques de sélection paysanne.

Dans ce cadre, il accompagne depuis peu l’élaboration de filières courtes telles que la filière Au Cœur du Pain, visant la réintroduction de variétés locales de céréales panifiables adaptées aux spécificités d’un territoire situé dans le sud de la Wallonie belge : le Condroz.

La semence "de pays" et son ancrage local comme points de départ à l'élaboration de filières courtes et durables

A l’image de nombreuses régions agricoles européennes dépossédées par la révolution agro industrielle, la Wallonie fait face aujourd’hui à un problème majeur concernant l’agriculture céréalière.

 

Les variétés hybrides F1 qui y sont principalement cultivées ont été sélectionnées par l’agro-industrie sur base de tests effectués dans les limons de Hesbaye, « les bonnes terres » comme les appelle Marc van Overschelde dans une interview donnée à la revue Valériane, prisées par un modèle agricole tout entier tourné vers la productivité.

 

Right: typical landscape of the Condroz region © Adèle Violette

Qu’elles soient bios ou conventionnelles, ces variétés sont ainsi mal adaptées aux spécificités agricoles des territoires wallons et ne répondent ni aux besoins d’autonomie du petit paysan, ni à la volonté des néo-boulanger.ère.s d’avoir accès à des matières premières de qualité.

Face à ce constat, professionnel.le.s et associations se mobilisent pour réintroduire et valoriser des variétés de pays et paysannes, anciennes ou modernes, capables de répondre et de s’adapter aux exigences de chaque terroir, à la nécessité de faire évoluer les pratiques agricoles et aux nouvelles exigences nutritionnelles et gustatives.

Or, cela ne peut se faire que dans le cadre de dynamiques attachées à des territoires limités et en collaboration directe avec les acteurs qui les composent ; en d’autres termes, en circuit très court.

Au Cœur du Pain: une filière boulangère hyper locale, de la sélection des semences à la commercialisation du pain

Lancée en 2020 à l’initiative du RMRM, du GAL Condroz-Famenne et du GAL Pays des Tiges et Chavées, « Au Cœur du Pain » affiche des ambitions fortes : relocaliser la production alimentaire, garantir une rémunération et un prix justes à l’ensemble des membres de la filière, valoriser et développer la biodiversité cultivée.

 

Elle se déploie sur le territoire « Cœur de Condroz », épicentre de la production artisanale de semences bios en Wallonie, où sont installées les entreprises Semailles, Cycle-en-terre et Anthesis.

 

Le Condroz compte environ 50.000 habitant.e.s, de nombreuses activités agricoles et de transformation et un nombre de boulangeries bios et artisanales en hausse ces dernières années, dont deux installées en 2023.

 

Ci-dessous les objectifs détaillés tels que définis par les parties prenantes du projet : 1/ développer une filière complète de céréales panifiables, et 2/ favoriser la mise en réseau des acteur.ie.s de la filière.

Le tout nouveau dépliant de présentation du projet Au Coeur du Pain

Une première variété population testée en plein champs à l'été 2023

L’une des étapes de notre tournée estivale dans le Condroz a été la visite de la collection de variétés développée dans le cadre du travail de recherche mené par la filière Au Cœur du Pain. Celle-ci était animée par Sofia Baltazar du GAL Pays des Tiges et Chavées, Corentin Hecquet du RMRM et Didier Demorcy de l’association Li Mestère.

Visite de la collection de variétés développées par et pour la filière Au Coeur du Pain © Adèle Violette

Grâce au travail de conservation mené dans la région par de nombreux individus, collectifs, associations, etc. la filière Au Cœur du Pain a pu rassembler 34 variétés anciennes de froment, blé dur, orge, seigle, épeautre, petit épeautre, égilope, amidonnier, etc.

Toutes sont testées sur micro-parcelles au domaine d’Haugimont (UNamur), dans le cadre d’essais destinés à comparer leur évolution comportementale. A partir de ces observations agronomiques s’opère progressivement la sélection des variétés les plus intéressantes étant donné le contexte agricole du Condroz et les ambitions que s’est fixée la filière, telles que la culture à faible niveau d’intrants.

Ces variétés sont ensuite mélangées pour créer des « populations », volontairement non fixées et non stabilisées, donc dynamiques et réputées pour leur grand potentiel de résilience et d’adaptation.

Au printemps 2023, un premier mélange de 11 variétés, le mixo 11, a été mis en culture sur 0,5 hectares à la ferme de Corioule, dont est propriétaire Guillaume, agriculteur bio membre de la filière Au Cœur du Pain.

Dynamique collective et solidaire, la filière courte créé des conditions favorables à un retour vers l'autonomie semencière

La ferme de Guillaume, certifiée bio en 2013, est située dans le village d’Assesse, proche de Namur. Elle compte cent-vingt hectares de terre dédiés à l’élevage de bovins, la culture de légumineuses et de céréales.

 

Guillaume a rejoint très tôt la filière Au Cœur du Pain, déjà engagé dans la culture biologique de deux variétés modernes de blés panifiables : Alessio et Arminius. Accompagné et encadré par les membres du RMRM et des GAL, il a plus récemment décidé de se lancer dans des essais de culture de variétés anciennes.

 

« Produire ces variétés, ce n’est pas un problème. Ce qui freine, c’est le manque de débouchés » et donc la difficulté à anticiper la valorisation d’une production expérimentale et à prévoir un retour sur investissement.

 

Dans un contexte où domine la culture des variétés hybrides développées ex-situ, associé à une perte de savoir-faire paysan en matière de sélection variétale, il est très difficile pour un.e agriculteur.ice seul.e de transitionner vers les variétés anciennes. Cela entraîne une augmentation significative du temps de travail et revient à prendre des risques coûteux.

 

C’est précisément grâce aux dynamiques collectives incarnées par les coopératives, les réseaux ou encore les filières courtes, que les démarches de réappropriation de la semence par celles et ceux qui les sèment, sont rendues possibles.

Visite de la ferme de Corioule © Adèle Violette

L’agriculteur.ice devient un maillon de la chaîne d’expérimentation. Entouré de nombreux autres acteurs notamment motivés par la volonté de soutenir son autonomie semencière, il a la possibilité d’exprimer ses besoins, ses attentes, de poser ses limites. Le temps investi et les risques sont partagés. De même que les débouchés sont assurés.

L’été qui s’achève aura été très important pour la filière Au Cœur du Pain : en octobre, les premiers tests de panification seront effectués pour évaluer la qualité boulangère du mixo 11. S’ils sont concluants, les premiers produits à base de farine de blés anciens bios, sourcés localement, pourraient être commercialisés – une formule qui a le vent en poupe !

Guillaume et Corentin (RMRM) dans les champs de mixo 11 © Adèle Violette

Un projet qui répond aussi à l'évolution du secteur de la boulangerie en Wallonie

En Belgique, alors que l’on assiste au déclin des boulangeries traditionnelles, le métier attire depuis quelques années un nombre croissant de personnes en reconversion. Avant tout guidé.e.s par la volonté de proposer des pains à hautes valeurs nutritionnelles et gustatives, ces néo-boulanger.ère.s remettent au goût du jour les savoir-faire artisanaux, par opposition aux modes de production industrielle.

Ielles ne possèdent pas nécessairement de boutique mais plutôt des ateliers de production et vendent essentiellement via des points de distribution ou par livraison aux particuliers.

 

Parce qu’ielles ont le souci de leur bien être personnel et/ou parce qu’ielles cumulent différents métiers, ielles cherchent à limiter le développement de leur activité de boulanger.ère dans des limites compatibles avec leur situation professionnelle et leur vie privée.

 

Un ensemble de choix traduisant un modèle qui les place de fait dans une logique de circuit court – et fait le bonheur des amateur.ice.s de bons pains !

 

Il ne s’agit pas ici de blâmer les boulangeries dites traditionnelles, mais de reconnaître l’impact délétère que le modèle de production industrielle a eu sur leur métier. Les propos tenus par Axel Colin, boulanger membre de l’association Li Mestère, dans le numéro 126 de la revue Valériane, résument assez bien la situation :

 

« Seule a été retenue la piste de l’industrialisation qui allait, paraît-il, faciliter le métier. (…) En fait, cela a réduit les choses au point de le supprimer purement et simplement. Les gars qu’on continue à appeler boulanger se lèvent encore la nuit pour cuire les pâtons congelés qu’on leur a livré. Au fond la seule chose qui leur reste du métier, c’est de se lever la nuit…»

Des grains de blé © Adèle Violette

Le circuit court comme espace de transparence

Chloé et Gauthier, boulangère et boulanger membres de la filière Au Cœur du Pain que nous avons eu la chance de rencontrer dans leurs ateliers, sont tout à fait représentatif.ve de cette nouvelle génération alternative et engagée.

Chloé est propriétaire de la boulangerie de la Chouette enfarinée. Elle vit et travaille à Crupet, dans une ancienne ferme acquise grâce à un projet d’habitat partagé. Elle a installé son atelier dans la cuisine communautaire, qu’elle occupe un jour par semaine pour la production de 3 fournées ; environ 120 pains qu’elle écoule via différents points de vente.

L'atelier de production de Chloé et son vieux four Soupart © Adèle Violette

Gauthier a découvert les savoir-faire boulangers à l’occasion d’un long voyage à vélo autour de l’Europe et de plusieurs expériences de vie en communauté. A son retour il suit une formation boulangère puis installe à Porcheresse La grigne de Gauthier, dans un atelier qu’il a d’abord partagé et qu’il occupe seul désormais. Lui non plus n’a pas de boutique et distribue ses produits via des points de vente bio et sur les marchés locaux.

L'atelier de production de Gauthier, à Porcheresse  © Adèle Violette

Quand on les interroge sur leurs motivations à rejoindre la filière Au Cœur du Pain, toustes deux citent d’emblée la santé, la nutrition, l’envie de proposer des produits de qualité. Le mode de fonctionnement en circuit court et solidaire leur donne accès à des matières premières qu’ielles peuvent sourcer, dont ielles connaissent les producteur.ice.s avec qui ielles collaborent, échangent, testent, et enrichissent leurs pratiques.

La transparence figure ainsi en première place de ce qu’ielles souhaitent garantir à leur clientèle en tant que boulanger.ère. Et jusqu'à récemment, cela posait un enjeu majeur au développement de la filière : celui de la meunerie.

"Le moulin était le dernier maillon manquant pour assurer la traçabilité des céréales"

Longtemps, Chloé et Gauthier sont resté.e.s confronté.e.s au même problème : aucun moulin dans le Condroz ne proposait de mouture bio. Ielles étaient contraint.e.s d’envoyer les stocks de grains achetés auprès de leurs agriculteur.ice.s partenaires, à plusieurs dizaines de kilomètres de chez elleux.

En plus d’engendrer des coûts de transport et des taux d’émissions de CO2 supplémentaires, l’absence d’un moulin implanté localement limitait la traçabilité des céréales donc la transparence des produits finis.

De fait, depuis la création de la filière, la prospection des alternatives possibles pour démarrer une activité de meunerie dans la région, figurait parmi les enjeux prioritaires. Après de nombreuses discussions et réflexions autour de la faisabilité d’un tel projet, Guillaume, l’agriculteur, a finalement accepté d’installer un moulin sur sa ferme.

Il voit cette décision comme la suite logique de son engagement vers la bio puis le circuit court. Constatant l’attrait citoyen pour la boulangerie artisanale et la hausse de la demande locale pour des farines de froment biologique, il s’est aussi convaincu que la diversification de son activité lui permettrait de mieux valoriser sa production et contrôler ses prix de vente.

Guillaume a opté pour un système de meunerie à la frontière entre artisanat et industrie : son moulin à meule de pierre est entièrement automatisé, et n’a donc pas engendré l’embauche d’un nouveau personnel. « L’automatisation permet la diversification », dit-il, « je me sers de la technologie pour continuer à exister. »

Visite du moulin de Guillaume © Adèle Violette

A exister et à progresser. A l’image de ce que la filière semble engendrer. Car au fur et à mesure de nos visites, on ne peut s’empêcher de noter la dynamique positive et bienveillante qui caractérise les personnes que nous avons rencontrées. Conscient.e.s des problématiques socioécologiques actuelles, ielles ont à cœur de bien faire, de faire ensemble et de rester soudé.e.s autour d’objectifs et de valeurs communes.

Des variétés anciennes et des modes de production en circuits courts pour raviver les "solidarités rurales"

En conclusion de nos visites céréalières dans le Condroz, nous avons eu le plaisir d’assister à la causerie « Histoire de blés et d’Occident » écrite et performée par Didier Demorcy.

 

Il y parle, entre autres nombreuses choses, de la « destruction des solidarités rurales » provoquée par la diffusion des systèmes de monétarisation puis de capitalisation des échanges agricoles – qui entraîna, dès le XVIème siècle d’importantes révoltes paysannes.

 

La variété ancienne, qui grâce à ses caractéristiques indigènes et évolutives échappe aux logiques du marketing et de la privatisation, devient alors le symbole d’une résistance possible des communautés rurales et agricoles, de leur capacité à réorganiser la gestion des ressources et des moyens de production.

 

La filière « Au Cœur du Pain », en même temps qu’elle permet le développement d’activités économiques viables, répond à des enjeux humains, écologiques et sociaux propres au territoire du Condroz, face auxquels il est nécessaire de trouver des réponses solidaires.

 

L’échange de bonnes pratiques, l’apprentissage mutuel, l’entraide, la force du collectif sont autant de raisons qui ont poussé Guillaume, Chloé ou Gauthier à rejoindre la filière et à persévérer, malgré les difficultés rencontrées, afin de proposer les meilleurs produits possibles.

Didier Demorcy présentant les variétés testées au domaine d'Haugimont © Adèle Violette

Ce modèle pousse à la bonification. Il incite les individus à faire leur part et à prendre leurs responsabilités vis-à-vis du développement durable des territoires. Il propose des solutions concrètes et tangibles aux urgences environnementales et climatiques. Il porte en lui les germes d’un autre modèle de société, et doit absolument être essaimé !

Un immense merci à toutes les personnes citées dans cet article pour le temps accordé à nos visites, et en particulier à Corentin Hecquet du RMRM d'avoir organisé ces rencontres.

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